GUERRES ET PAIX
« Accepter que les autres puissent exister, se développer, aient les mêmes droits et soient respectés »
Alain de Chalvron, à gauche en 2012 avec Aung San Suu Kyi, Prix Nobel de la Paix 1991.

Grand reporter télévision et radio pendant 40 ans, Alain de Chalvron a couvert l'actualité de nombreux pays, et notamment des conflits au Proche-Orient où il a vécu. Il nous livre ici son approche sur les conditions pour avancer vers la paix. Et se confie sur une rencontre qui l'a bouleversé, celle d' un père jésuite en Inde.
Comment expliquez-vous que le conflit israélo-palestinien qui dure comme d'autres depuis des décennies, focalise le plus l'attention dans tant de pays ? Aurait-il une signification particulière, est-il un symbole?
C'est vrai qu'il y a des conflits totalement oubliés, largement aussi mortels qu'au Moyen-Orient, comme au Soudan, au Yémen, en Birmanie et sa guerre civile dont personne ne parle. Je pense que derrière tout cela il y a la Shoah, l'héritage de cette atrocité. Cela touche une sorte de culpabilité, en Occident : je ne suis pas sûr qu'ailleurs on en parle avec la même passion. Le corollaire de ce premier point est qu'il y a une responsabilité de l'Occident et, au-delà, de la communauté internationale puisque l’État d'Israël a été créé en 1947 par le plan de partage de l'ONU.
Tous les pays qui y étaient réunis ont contribué à créer ce problème. Une terre, deux peuples, on divise cette terre par un décret... Et à ceux qui avaient la terre on en prend la moitié sans les avoir consultés. Donc il y a cette responsabilité dans le conflit lui-même. D'ailleurs le président Macron a dit en substance :« N'oubliez pas, Israéliens, que votre pays a été créé par les Nations Unies », ce que les Israéliens ont contesté mais qui est pourtant incontestable.
Au-delà, vous avez des éléments plus limités : la diaspora israélienne dans le monde se sent concernée, mobilise les médias, les gens ; et chez les Palestiniens vous avez cette solidarité du mode arabe, sinon des gouvernements du moins des peuples. A noter que la diaspora juive aux USA est beaucoup moins va-t-en guerre que le gouvernement israélien; la majorité des juifs américains sont de gauche et favorables au processus de paix. Aux États-Unis la vraie base pro-israélienne, sioniste, sont les évangéliques ; ils représentent un tiers de la population, votent à 80% pour les Républicains. Pour eux le fond de la question c'est la Terre promise : ils sont persuadés que lorsque les juifs auront récupéré la Terre promise ils se convertiront, et tout le monde sera chrétien.
Mais cette région n'a pas connu que des nouvelles dramatiques: il y a eu la réconciliation avec Sadate, la reconnaissance d'Israël par des pays arabes, les accords d'Abraham, et surtout Oslo qui était un espoir extraordinaire : on croyait le problème réglé, qu'il y aurait deux États.
Et il a suffit qu'on tue un homme. Comme quoi la paix est extrêmement fragile, et peut tenir à une personne.Vous aviez réuni pour la télévision les responsables politiques Peres, Arafat et le président Mitterrand. D'après votre expérience, que faut-il pour que des adversaires entament une négociation qui puisse avancer? Quelles dispositions intérieures, spirituelles, psychologiques, sont nécessaires chez les protagonistes?
Dans le cas de l'entente Rabin-Arafat, je ne pense pas que la spiritualité ait à voir ; eux sont des guerriers, Rabin a été chef d'état-major de l'armée israélienne et Arafat était le leader d'un mouvement qui a fait beaucoup d'actions terroristes et guerrières. L'un et l'autre ont mené des guerres. Mais, et c'est là qu'on avait affaire à des êtres exceptionnels, et il faut ces êtres pour une paix, ils se sont rendus compte l'un et l'autre qu'on pouvait se faire la guerre pendant des dizaines d'années, çà ne menait nulle part pour leurs deux peuples. Ce qui n'est pas tout à fait exact pour les Israéliens qui avaient une qualité de vie pas si mauvaise même s'il y avait du terrorisme, mais pour les Palestiniens c'était une vie tragique de réfugié sans aucun espoir en particulier à Gaza.
Selon moi, avant tout ce sont les qualités de chef qui priment. Il faut qu'ils soient reconnus par leur peuple comme leaders, ceux à qui on va faire confiance dans la guerre et dans la paix. Eux ont pu prouver qu'ils étaient dans la guerre des leaders, et qu'ils peuvent l’être aussi dans la paix. Dans le conflit ukrainien, Poutine dirait « Je veux la paix », il serait suivi ; Zelinski aussi.
Donc il faut être chef, et avoir réalisé que le conflit ne mène à rien. Cela veut dire qu'il faut des hommes qui aient une vraie réflexion.
Faut-il que ces leaders aient ce qu'on appelle des valeurs ?
Si un leader décide de faire la paix il est certain qu'il faut qu'il ait des valeurs, autre chose que la mort, la guerre et la force. Dans la deuxième guerre mondiale Paris a été sauvé parce que von Cholditz a désobéi : il a jugé qu'il ne pouvait pas porter aux yeux de l'histoire la destruction de cette ville -c'est certes un peu égoïste. La Palestine est un autre exemple à l'époque des Croisés : quand Saladin, qui était kurde, a battu le royaume franc il a été assez intelligent pour ne pas massacrer tout le monde, et offrir une solution. Ce qui fait qu'aujourd'hui les chrétiens de Palestine et du Liban, tirent souvent leur origine de cette époque. On peut aussi penser à Walesa ou Vaclav Havel. Mais souvent ces valeurs sont sous-jacentes, elles ne sont pas les plus motrices. Un jour j'ai interrogé Jean-Paul II sur sa responsabilité dans la décomposition du communisme, il m'a répondu : « Je n'ai fait que secouer l'arbre qui était déjà bien pourri ».
Vous avez couvert la guerre civile au Liban, vous y habitiez ; pour préserver le vivre-ensemble entre des groupes et des religions différents, sur quels points la presse, les dirigeants et les citoyens eux-mêmes doivent-ils porter leur attention et leurs efforts ?
Les situations sont diverses. Il s'agit de savoir si la vie politique est confessionnelle comme au Liban, ou non comme en France où tous ont les même droits, et celui de sortir de leur communauté. Dans les pays où un clivage communautaire très fort dicte toute la vie sociale, la presse et les dirigeants ont une énorme responsabilité si on veut maintenir la coexistence. S'ils ne jouent pas le jeu on arrive à des catastrophes : il s'agit d'accepter que les autres puissent exister, se développer, aient les mêmes droits et soient respectés. Par exemple au Rwanda, à partir du moment où vous n’étiez plus Rwandais mais Hutu ou Tutsie, vous risquez la catastrophe.
Parmi les nombreuses personnalités que vous avez rencontrées, vous dites avoir été particulièrement marqué par le père Ceyrac, ce jésuite engagé en Inde auprès des plus pauvres. Pourquoi ?
J'ai été absolument ébloui par cet homme. Probablement est-il celui qui m'a le plus marqué de toutes les têtes couronnées que j'ai rencontrées, et il y en a eu: présidents américains, français, JP II lui-même... A ce moment j'étais en Inde pour des reportages avant la visite de Jean-Paul II. J'avais entendu parler de lui et de ses actions à Madras, et je prends contact. J'ai été ébloui par ce type : pour moi, il était la charité incarnée. Il avait en quelque sorte adopté des dizaines de milliers d'enfants abandonnés, et il le faisait avec un tel cœur... J'en ai rencontré certains, pour eux il était Dieu le Père, quasiment.
Au cours de cette rencontre avec lui, on tombe sur un groupe de lépreux, dans la rue. Alors il s'est précipité vers eux, les a caressés... Il aurait pu attraper la lèpre mais il a eu vis-à-vis d'eux un geste extraordinaire. Il en pleurait. Je pense qu'il aurait converti un Taliban. Mais il refusait de convertir, ce n'était pas absolument pas son but. Il disait « Je n'ai pas l'intention de les convertir : ils sont hindous, il resteront hindous. S'ils veulent changer de religion ils peuvent, mais pas poussés par moi. » On ne pouvait pas rester insensible au père Ceyrac. Il forçait l'admiration par son allant : aller vers l'autre. Il ne supportait pas le malheur des autres. Après l'avoir rencontré vous aviez envie de tout plaquer pour le suivre. Je ne l'ai pas fait, j'aurais été retraité, peut-être. Mais tout l'argent que j'avais sur moi je lui ai donné.
Ce qu'il faisait n'était pas pour une raison religieuse, c'était une action humaine. Je le revois se précipitant vers les lépreux...
Que vous inspire cette parole du Christ qui est la trame du congrès de CVX: «Heureux les artisans de paix car ils seront appelés fils de Dieu » ?
Deux réflexions. D’abord, que les artisans de paix sont certainement je ne dirai pas des fils de Dieu mais des gens de bien. Qui veulent faire le bien, le bonheur de leur peuple. Ma deuxième réflexion est qu'il n'y a pas que les artisans de paix qui seront fils de de Dieu, j'espère ! Il y a d'autres façons de faire le bien. Mais on ne peut pas être fils de Dieu si on est un artisan de la violence, de la force, de la guerre, sauf si on est attaqué, il faut pouvoir se défendre.
Recueilli par Thierry Boussier